« Nous avons gagné, nous avons gagné ! » a crié un jeune homme dans les rues de Venise. A travers les canaux, sur la place Saint-Marc, aux fenêtres des palais, le bruit s’est répandu à la vitesse de l’éclair. La république de Venise a triomphé ; on parle même d’une victoire écrasante, historique, face aux Turcs. Peut-être cette fois-ci va-t-on enfin faire cesser leur contrôle indécent de la Méditerranée.
En ce qui me concerne, j’ai toujours fait du bon négoce avec les Ottomans : je leur vends des tissus précieux et du verre et leur achète soie, épices et cuir, dont je revends ensuite une partie vers l’Occident. Autant le dire, mon commerce est extrêmement florissant. J’ai fait bâtir dans le quartier du Rialto un palais si beau que même le doge me l’envie. Mes fêtes sont parmi les plus courues de tout Venise ; on y admire des festivals de tenues plus éblouissantes les unes que les autres et on y mange des plats au raffinement sans pareil. Sans toutes nos importations venues droit de la Sublime Porte, notre luxe serait bien moins éclatant, je le concède.
Enfin, on ne pouvait plus les laisser agir ainsi en toute impunité. Régulièrement à nos oreilles nous revenaient des récits effroyables de razzias turques en Méditerranée : des navires assiégés, des marchandises entièrement pillées et des hommes assassinés… De la mesure, que diable ! Et voilà, qu’ils avaient pris Nicosie, saccagé la ville et massacré ses habitants. Malgré tout le respect que j’ai pour les Ottomans, c’en était trop, et je dois dire qu’à l’instar de nombreux riches Vénitiens, je m’étais réjoui aux échos de la création de la Sainte-Ligue.
Une défaite en bonne et due forme, une raclée en somme, calmerait peut-être leurs ardeurs de conquête et nous laisserait du champ pour étendre nos commerces. Alors quand ce jour-là j’entendis ces cris de victoire, je demandais aussitôt aux valets de sortir quelques bouteilles de prosecco ; un messager partait quant à lui inviter quelques négociants amis.
Ce soir-là, autour d’une table bien garnie, le vin coula à flot ; on célébra Don Juan d’Autriche, Pie V, la Sérénissime et les vaillants soldats morts au combat. Nous imaginions déjà nos coffres toujours plus remplis. Lépante méritait bien plusieurs brindisi !"
Mémoires (un peu fictives) de Giacoppo Alidosio, marchand à Venise, octobre 1571
(qui n’imaginait pas que malgré la victoire, Venise continuerait à décliner)
La bataille de Lépante par Véronèse (1572)
Et puis, pour en savoir un peu plus... Lépante par Fernand Braudel (archives INA), la bataille en détails !, et pour les plus curieux Contribution à l'étude du commerce vénitien dans l'Empire Ottoman au milieu du XVIe siècle