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Aimilia-Maria: 1-0 par KO

Appelons-les Maria et Aimilia.


De Maria, nous ne connaîtrons rien, ni son visage, ni la couleur de sa robe. Juste le contour de sa canne. D’Aimilia, nous aurons un aperçu plus complet ; sa silhouette légèrement voutée sous le poids des ans, sa robe noire un peu large à la couleur un peu passée, son allure somme toute très respectable.

 


Maria et Aimilia habitent dans la même ruelle de Rethymnon depuis des années ; elles ne sauraient même plus dire combien. Elles se sont installées là, une fois mariées ; Maria à Kostas, Aimilia à Isidoros. Les deux hommes étaient depuis longtemps amis ; avant de les épouser, ils avaient fait les 400 coups : pourchassé les chèvres à grands cris dans l’arrière-pays, jeté des pierres sur les passants du minaret de la mosquée Tis Nerandzés, plongé nus dans le port vénitien quand passaient les jeunes filles, escaladé les remparts de la forteresse vénitienne pour chanter des chansons à boire arrivés au sommet, bu du raki à grandes gorgées. Deux vrais bons et inséparables copains.

Entrées dans leur vie, Maria et Aimilia n’eurent d’autre choix que de devenir amies. Pourtant elles se détestaient : Maria trouvait Aimilia greluche et Aimilia, Maria, godiche. Et chacun le sait, la greluche et la godiche ne sont pas naturellement faites pour s’entendre. Leurs hommes firent toujours mine d’ignorer leur ressentiment masqué ; ils se contentaient de cette sympathie de façade qu’elles affichaient. Car on aura beau dire ; Maria et Aimilia aimaient leur mari, suffisamment pour ne pas les froisser en critiquant trop ouvertement l’épouse honnie. Ainsi alla la vie.

Puis un jour, Kostas parti pêcher, ne revint pas. On ne retrouva pas son corps, juste quelques débris du bateau sur les rochers. Maria devint du même coup la veuve éplorée. La tragédie venait d’entrer dans sa vie par la grande porte, pauvre Maria, elle dont le quotidien jusque là était rythmé par la cuisine à l’huile d’olive, les discussions sur le port et au marché, et les repas du dimanche avec Aimilia et Isidoros. Quelle tristesse, quelle tristesse ! Même Aimilia se fit soudain réellement plus aimable, lui apportant fleurs et beignets jour après jour. Isidoros, qui souffrait aussi de la perte de son ami, venait souvent la voir, le matin peu après le lever du soleil. En buvant un café turc, ils évoquaient ensemble des souvenirs de feu Kostas. Advint alors l’inévitable, Maria et Isidoros se rapprochèrent, d’abord leurs chaises de paille, puis leurs mains, bientôt leurs bouches et tout leur corps…
Quel cirque quand même… Ils avaient plus de 67 ans. Leur liaison dura près de 3 ans et ne fut connue de personne, surtout pas d’Aimilia. Elle avait bien remarqué que Maria était parvenue à surmonter le décès de Kostas, mais elle l’avait attribué au fait qu’elle était godiche…

Puis ce fut le tour d’Isidoros : un matin, il ne se réveilla pas. Aimilia le trouva tout froid à ses côtés, son cœur arrêté. Quelle tristesse, quelle tristesse ! Maria fut la première sur les lieux, quand elle entendit les cris de sa voisine. Elle vit alors son Isi chéri tout blanc, étendu et raide, et éclata en sanglots. Aimilia fut touchée de tant de sollicitude.

Pendant les mois qui suivirent, elles se soutinrent mutuellement ; on peut même dire qu’elles ne s’entendirent jamais mieux. Jusqu’à ce fameux jour, où nous les croisâmes.

Ce matin-là, Aimilia rangeait des affaires d’Isidoros qu’elle n’avait pour l’instant pas touchées. Dans un tiroir sous des vieux journaux, elle trouva quelques enveloppes jaunies. Elle ouvrit la première ; des fleurs de citronniers en tombèrent. Un mot rédigé d’une écriture un peu tremblante : « Mon Isi chéri, soleil de ma vie, citron adoré… ». Une signature très lisible : « Ta Maria ». Etonnée, décontenancée, elle s’empara rapidement des autres enveloppes, dont le contenu se révéla invariable. Folle de rage, Aimilia sortit de chez elle et alla frapper à la porte de Maria. A peine Maria eut-elle ouvert qu’Aimilia brandit sa canne dans sa direction et commença à la frapper en hurlant les pires insanités (le terme godiche revint plusieurs fois et fut de loin le plus tendre).

Maria tenta comme elle put de se défendre. A quelque distance, car nous fûmes témoins, on voyait la canne de Maria en plein duel avec celle d’Aimilia. Cette lutte, qui sous un certain jour pouvait faire penser à la guerre des étoiles, dura près de 5 minutes. Aimilia était la plus forte, la plus en colère aussi. Bientôt, nous comprîmes que Maria était à terre. Aimilia continuait à frapper, alors que plus aucune canne en face ne s’agitait. Elle criait sans cesse.

L’intervention de Grigorios, leur voisin, mit fin à ce pugilat. De Maria, on ne sut pas si elle en garderait des séquelles. C’est ainsi que la greluche eut le dernier mot sur la godiche.

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